LES CERTITUDES FONDAMENTALES DE L’EGLISE ORTHODOXE
L'Église orthodoxe : L'Église des sept premiers conciles par Olivier Clément (Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974)
Dans la grande tradition orthodoxe, on ne peut séparer la théologie, la mystique et les sacrements de l'Église : l'eucharistie éclaire le sens de l'Écriture, la Parole théologique s'accomplit en célébration liturgique et les dogmes, rares et formulés à regret uniquement lorsque l'expérience chrétienne est menacée, constituent les « images conductrices » de la « vie en Christ »*[1] .
« Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu »
Créé « à l'image de Dieu », l'homme est appelé à la « similitude », c'est-à-dire à une participation à la vie divine où son humanité ne s'abolit pas mais s'accomplit. La « grâce incréée », la « lumière thaborique », constitue, comme dit Maxime le Confesseur, « son origine, son milieu et sa fin ». La création de l'homme implique une sorte de retrait sacrificiel du Créateur dont la toute-puissance, culminant dans la surgie d'une autre liberté, se transforme en une vulnérabilité infinie car, disent les Pères, « Dieu peut tout, sauf contraindre l'homme à l'aimer ». Dans cet « espacement » mystérieux qui est celui de la liberté de l'homme et de l'amour divin crucifié, la grâce est cette « lumière de la vie », dont parle saint Jean, lumière que Dieu communique à l'homme pour peu que celui-ci, dans la liberté souveraine de la foi, découvre à travers le défiguré de Gethsémani, le Transfiguré du Thabor.
Dès l'origine, le but offert à l'homme est donc la « divino-humanité » ; dès l'origine, l'incarnation du Fils, archétype éternel de l'homme, fonde et aimante l'univers. La grâce est impliquée dans l'acte même de création, la Lumière incréée sourd à la racine des choses ; nature et grâce existent l'une dans l'autre, mais la liberté personnelle de l'homme peut les disloquer, ensevelissant la création dans l'enfer et la mort qui sont des modalités de cette condition humaine séparée. Satan, le « séparateur », le « porteur de lumière « devenu idolâtre de soi, amplifie et objective cette situation, et c'est pourquoi on sent dans le mal non seulement le chaos qu'a provoqué l'homme en exilant Dieu, mais une intelligence perverse. Seul, le Christ, Adam définitif, peut rouvrir à l'homme, à travers même la séparation, c'est-à-dire à travers la Croix et dans son Corps ecclésial, l'espace de l'Esprit « vivifiant » qui libère notre liberté et la rend capable de changer réellement la vie en métamorphosant la mort même.
L'orthodoxie exalte donc avant tout, dans la personne et l'œuvre du Christ, la victoire sur la mort et l'enfer et l'inauguration, encore secrète, de la « nouvelle création ». En Christ, toute séparation, et jusqu'au désespoir infini de l'athéisme – « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » – se consument dans l'Amour trinitaire, tout le créé peut désormais « passer » dans l'incréé ; c'est l'exultation pascale (Pâques signifie « passage ») renouvelée à chaque eucharistie : « Christ est ressuscité des morts, par la mort il a écrasé la mort ! À ceux qui sont dans les tombeaux, il a donné la vie ! »
La Résurrection n'est donc pas la réanimation d'un cadavre dans les modalités du monde déchu (selon lesquelles, même vivants, nous sommes déjà, en un sens, des cadavres), mais le bouleversement de ces modalités la vivification inaugurée de l'humanité et de l'univers et la « vie » s'identifie ici à l'Esprit saint. L'ascension ouvre la Pentecôte, l'humanité « pneumatique » du Christ (au sens du « pneuma », le souffle vivifiant) nous atteint dans les sacrements de l'Église, dans l'Église comme sacrement du Ressuscité : par là même lieu d'une permanente Pentecôte qui flamboie déjà dans les saints pour tout embraser à la Parousie.
La Trinité et l'anthropologie « trinitaire »
Le dogme de la Trinité constitue le cœur de la théologie de l'Orient chrétien, par là même, puisque l'homme est « à l'image » de Dieu, de toute son anthropologie.
La logique déchue, enfermée dans la mort, oppose ou confond. Elle est binaire, non uni-trinitaire. Le dogme de la Trinité suggère, au contraire, la coïncidence parfaite, dans la source même de la vie, de l'unité absolue et de la distinction absolue : unité plus totale que l'Un de Plotin, ou la « non-dualité » de l'Inde ; distinction plus totale que la nostalgie occidentale d'épanouissement individuel et de dialogue. Le Trois, ici, est un nombre « méta-mathématique » (saint Basile le Grand) qui, toujours identique à l'Un, signifie le dépassement infini de l'opposition non par résorption dans l'impersonnel, mais par la plénitude de la communion où chacun, loin de s'opposer, pose les autres dans une relation uni-trinitaire proprement impensable. Chaque hypostase (ou personne, au sens non philosophique mais théologique) peut être désignée, invoquée, comme une manière incomparable de « recueillir les essences spirituelles des êtres... pour les présenter à Dieu comme des offrandes de la part de la création[2] ». Ainsi collaborons nous, pour reprendre une autre expression du Confesseur, à transformer l'univers en « buisson ardent ».
Le sens de l'Église
Pour l'essentiel, l'ecclésiologie orthodoxe apparaît comme une ecclésiologie de communion qui tente d'exprimer directement les dogmes concernant le Christ, l'Esprit saint et la Trinité. L'Église, en premier lieu, se définit comme Corps du Christ [3], en tant qu'elle se compose de communautés eucharistiques. La transmutation eucharistique, en effet, intègre de la manière la plus réaliste l'assemblée des fidèles en Corps du Christ. L'Église locale n'est donc pas le fragment d'une Église abstraitement universelle, mais la manifestation plénière, en un lieu donné, de l'Una Sancta. À travers le temps et l'espace il existe, en quelque sorte, une seule eucharistie, attestée par la « succession apostolique » des évêques, et toutes les Églises locales ne font qu'une en elle. Le Corps du Christ est un corps « spirituel » sur lequel repose l'Esprit[4]. Les fidèles membres du Corps du Christ, sont donc des porteurs de l'Esprit, des « pneumatophores ». A ce titre, ils sont les gardiens responsables de la Vérité, comme l'a rappelé, en 1848 une encyclique des patriarches orientaux. Le rôle des laïcs membres du « laos théou », peuple de Dieu, est très important dans la recherche et l'enseignement théologiques, il se concentre parfois dans des mouvements ou des personnalités prophétiques, particulièrement dans le témoignage des « spirituels ». Le magistère ne peut donc agir et définir qu'en tenant le plus grand compte de 1'« intuition d'orthodoxie » du peuple de Dieu. La Vérité, si elle est Vie, ne s'impose pas du dehors aux consciences personnelles, elle doit leur devenir évidente dans la communion de l'Esprit. À la rencontre de ces deux aspects de l'Église, nous trouvons l'épiclèse, « imploration » qui constitue le cœur de toute action sacramentelle. Dans la liturgie eucharistique en particulier, la transmutation ne dépend pas des seules paroles d'institution, mais essentiellement de cette épiclèse qui demande à Dieu, plus précisément au Père, d'envoyer son Esprit « sur nous et sur les dons que voici [le pain et le vin] pour nous intégrer par eux au Corps du Christ ». Le prêtre prononce l'épiclèse, mais tous s'associent à lui. Ainsi se précise l'articulation des deux sacerdoces : les laïcs, membres du sacerdoce universel, concélèbrent au niveau de l'imploration ; le ministre, qui rassemble cette imploration, atteste son exaucement grâce au « témoignage apostolique » de l'évêque et des prêtres qui le représentent dans les paroisses. D'autre part, le fait même de l'épiclèse souligne que le prêtre ne s'identifie pas au Christ, il est seulement son image, sans qu'une différence d'essence le sépare des laïcs ; c'est pourquoi, tout comme l'Église indivise, l'Église orthodoxe n'a jamais cessé d'ordonner au sacerdoce des hommes mariés.
On comprend aussi, si l'on songe à cette étroite coopération entre le peuple et le ministère, que le candidat le plus digne à l'épiscopat ait été traditionnellement élu. Cette élection a disparu de facto dans la plupart des Églises orthodoxes, et s'y maintient seulement comme une acclamation liturgique. Toutefois, l'élection des évêques existe toujours à Chypre et dans le patriarcat d'Antioche ; elle avait été rétablie dans l'Église russe par le concile de 1917-1918 et l'on a envisagé sérieusement de la restaurer en Grèce.
Corps du Christ, temple du Saint-Esprit, peuple de Dieu, l'Église apparaît finalement comme une communion à l'image de la Trinité. Communion, d'une part, des consciences personnelles. Une décision du magistère et même d'un concile réuni avec toutes les garanties canoniques d'œcuménicité doit être « reçue » par l'ensemble du peuple de Dieu, au cours d'un processus d'assimilation qui peut être tumultueux, exiger de nouveaux efforts d'éclaircissement, voire la convocation d'un nouveau concile. Le brigandage d'Éphèse au IVe siècle, le concile iconoclaste de Hieréia au VIIIe siècle, le concile d'union de Florence du XVe ont été rejetés par la conscience de l'Église, cette communion des consciences personnelles qui, en revanche, n'a pas hésité à proclamer « œcuménique », bien après coup, le concile régional réuni à Constantinople en 381, ou à donner une portée panorthodoxe à l'encyclique de 1848.
L'Église orthodoxe est une communion d'églises locales
Communion, d'autre part, des églises locales. Elle s'organise autour d'une hiérarchie de centres d'accord dont les primats reçoivent la prérogative de faire face aux communautés locales pour les empêcher de s'isoler et pour veiller à la réalité de leur communion. Très tôt, les églises d'une province ont constitué une métropole, autour d'un métropolite (les métropoles gardent un rôle important au Proche-Orient, en Grèce et en Roumanie). Puis se sont formés de vastes ensembles autocéphales (qui s'administrent eux-mêmes), communautés de civilisation à l'origine (le monde latin autour de Rome, grec autour de Constantinople, sémitique autour d'Antioche, nilotique autour d'Alexandrie). Aujourd'hui, depuis l'essor de la Russie et le mouvement des nationalités dans les Balkans aux XIXe et XXe siècles, les « autocéphalies » sont fréquemment des Églises nationales. Le primat d'une autocéphalie, le plus souvent appelé « patriarche », est élu par l'ensemble de son Église, c'est-à-dire par les évêques avec la participation du clergé et du peuple, il doit être reconnu par les autres patriarches et, surtout, par le premier d'entre eux.
Traditionnellement, en effet, un premier évêque détient une primauté universelle. C'était l'évêque de Rome dans l'Église indivise, c'est l'évêque de Constantinople – nouvelle Rome depuis le schisme, étant bien entendu que Rome reprendra la première place dès que les divergences de structure et de foi auront été surmontées. Dans la conception orthodoxe, du moins la plus traditionnelle, la primauté universelle n'est pas une domination juridique, et c'est pourquoi le dogme du premier concile du Vatican stipulant que le pape exerce une juridiction « directe et vraiment épiscopale » sur tous les fidèles est inacceptable pour l'orthodoxie. Mais cette primauté n'est pas davantage purement honorifique ; la communion à avec le premier évêque et la possibilité d'interjeter appel devant lui vérifient l'appartenance à l'Église universelle ; et dispose de prérogatives d'initiative et de présidence pour la mise en branle du magistère. Ce qui finalement semble caractériser la Tradition de l'Église indivise, c'est la multiplicité « symphonique » (et non hiérarchiste) des moyens dont l'Église dispose pour détecter l'inspiration de l'Esprit : l'accord des évêques, et particulièrement de ces « colonnes » de l'épiscopat que sont les patriarches, la confirmation prestigieuse du premier évêque, la communion des consciences personnelles et les phénomènes de prophétisme qui l'animent. Symphonie telle que personne ne peut avoir le dernier mot sauf l'Esprit et le mystérieux accord qu'il provoque. Dans cette perspective, la succession de Pierre se retrouve à tous les niveaux : dans la foi de chaque croyant, dans le témoignage privilégié des évêques qui président à l'eucharistie, comme Pierre dans la première église, à Jérusalem, enfin dans la mission du premier évêque qui doit exprimer l'unité de l'Église comme Pierre le faisait pour le collège apostolique (mais la succession de Pierre n'exclut nullement celle de Paul et celle de Jean, c'est-à-dire le témoignage des prophètes et des voyants).
[1] Voir V. Lossky :
Essai sur la théologie mystique de l'Église d'Orient (Paris, Aubier, 1968) etP. Evdokimov : la Connaissance de Dieu dans la tradition orientale (Lyon, Mappus, 1966)
[2] Saint Maxime le Confesseur : Mystagogie , 2. Une traduction française de la Mystagogie a été publiée par A. Hamman dans l'Initiation chrétienne (Paris, Grasset, 1963)
[3] Sur l'Église Corps du Christ et l'ecclésiologie eucharistique, voir G. Florovsky : « Le Corps du Christ vivant », la Sainte Église universelle (Paris-Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,1953) et N. Afanassieff et autres : la Primauté de Pierre dans l'Église orthodoxe (Paris- Neuchâtel. Delachaux et Niestlé, 1960)
[4] Sur le rôle de l'Esprit saint dans l'ecclésiologie orthodoxe, voir N.A. Nissiotis : «Pneumatologie orthodoxe », le Saint-Esprit (Genève, Labor et fides, 1963)
A découvrir aussi
- Bernard VERGELY - La vision orthodoxe de l’Homme
- Théologie dogmatique orthodoxe (Macaire)
- L'Echelle Sainte - Saint Jean Climaque